BONJOUR… ICI C’EST AMELIE
Une nouvelle de Claude FOUCAUD
- La promenade était désagréable… Encore que sa mère n’aurait guère approuvé le terme d’agréable. Pour maman, un cimetière était un lieu de recueillement, de tristesse. Amélie, elle, y voyait des couleurs gaies. Des bégonias d’un beau rouge cerise qui, malgré le froid, se dressaient encore fièrement sur les tombes, attendant des mains diligentes pour les condamner à la poubelle et pour les remplacer par le décor d’hiver. Le mauve et le blanc des pensées, des fleurs qu’Amélie détestait car elle les jugeait prétentieuses, brille encore au soleil, tandis qu’un jaune délavé parait d’autres pensées sur une autre tombe. Mais il y avait aussi cette couleur rouille accompagnée de l’orange plus doux des chrysanthèmes qui ornaient déjà des coins de ce cimetière où se trouvait la tombe des parents d’Amélie. Elle avait apporté tout son attirail, une petite bêche consacrée d’habitude aux soins des plantes d’appartement, un râteau d’enfant retrouvé abandonné sur ce cimetière et qu’elle avait tout simplement emporté un jour, des pots de bruyère et des branches de sapin. Amélie arracha les bégonias, aplanit la terre avec son râteau, bêcha légèrement avec sa petite pelle et fit soigneusement trois trous. Elle tapota les pots, les enleva en veillant à ce que la terre reste bien accrochée aux racines et planta les trois bruyères qu’elle avait choisies avec soin. Beaucoup de petites fleurs, un mauve lumineux, des plantes qui présentaient bien. Elle devait cela à sa mère tellement soigneuse dans son travail. Elle s’attaqua ensuite aux branches de sapin. D’abord, il fallait se débarrasser de ce stupide fil de fer qui les enserrait.
- Vous aurez moins de mal à les porter ainsi, avait dit la fleuriste.
D’accord, mais ce n’est pas elle qui se battrait avec l’horrible fil de fer enserrant beaucoup trop fort les branches. Ensuite, la pauvre Amélie dut encore briser les branches trop longues pour les transformer en brins. Elle enterra les extrémités, maman lui avait appris cette technique, cela permettait aux branches de tenir au moins jusqu’à la Chandeleur sans perdre leurs épines. Elle avait apporté une vieille bouteille en plastique, trouvé un robinet dans un coin. Elle puisa un bon litre d’eau et arrosa "sa" tombe. Où était son torchon ? Là. Elle le mouilla, nettoya la petite stèle avec une seule inscription " Famille Anthony ", nettoya aussi le rebord de la tombe – un joli granit gris clair – et contempla son œuvre. Sa mère aurait été contente. Elle crut l’entendre murmurer :
- Très bien Amélie, c’est du beau travail.
Au moment ou Amélie allait reprendre son manteau qu’elle avait tout simplement accroché à la grande croix de la tombe voisine, un crépitement se fit entendre. Son Tatoo… Elle s’était payé cette petite fantaisie qui tenait bien dans sa main potelée, ce lien avec l’extérieur, cette chose qu’elle aimait. Elle donnait le numéro de son Tatoo à tous. L’autre, le numéro de son appartement était sur liste rouge ; peu de personnes le connaissaient, mais celui du Tatoo, tout le monde pouvait l’obtenir. Si des petits imbéciles voulaient jouer la variété rose, elle s’en fichait… Ils en auraient vite assez de l’appeler; ce jeu finissait par revenir assez cher. En plus, on n'avait aucune prise sur l’appelé et ça, ce n’était pas drôle. C’était le grésillement qu’elle connaissait bien. Elle prit son Tatoo et avec stupéfaction, lut le message suivant :
- That¢ s me darling…,I come back. Where are you ? Call me at that number.
Elle ne reconnaissait pas le chiffre qui s’était inscrit à la suite de ce message ; Qui était ce " me " ? Que lui voulait-il (ou elle). ? Non, pas possible, c’était un il, elle le sentait. Elle mit son manteau, jeta un dernier coup d’œil sur la tombe de ses parents. Finalement celle-ci détonnait un peu dans ce cimetière breton où l’on préférait les chrysanthèmes aux bruyères. Maman n’en n’avait jamais voulu. Sa famille tout comme les Anthony, la famille de papa, était originaire du nord.
- Tu comprends, Amélie, un petit coup de gel et les chrysanthèmes deviennent hideuses. C’était vrai.
- Ne gaspillons pas notre argent, disait sa mère,sachant aussi bien qu’elle que c’était l’argent de papa.
C’était lui qui subvenait à tous les besoins du ménage, et dans ce nord, les tombes se couvraient de bruyères mauves plutôt que de chrysanthèmes rouille.
Il fallait tout de même prendre une décision. Devait-elle répondre au message ? Amélie rentra chez elle tranquillement. Son Tatoo grésilla encore deux fois mais ce n’était pas le petit anglais. Des messages sans importance de deux amies qui l’invitaient pour un jour suivant à prendre le thé. Machinalement, elle passa devant la devanture du boulanger-pâtissier pour y découvrir des éclairs au café qu’elle adorait mais dont elle se passait car ce n’était pas l’idéal pour sa ligne. Tout aussi machinalement, elle entra dans la boutique et acheta un éclair. C’était pour se donner du courage ; elle avait décidé de faire suite au message.
- Elle prépara son thé, chercha un joli plateau, plaça l’éclair sur son assiette et… fit le numéro indiqué sur sonTatoo.
- Hello, Sandra darling, c’est toi chérie…
- Bonjour, ici Amélie, s’entendit-elle répondre.
Il y eut un silence étonné au bout du fil et quelqu’un qui disait :
- Here is James, et vous ?
Amélie fit entendre un petit rire clair.
- Hello James, répondit-elle, ne raccrochez pas, je parle l’anglais et je vais vous expliquer !
- Si vous voulez, why not, répondit James.
Et Amélie lui expliqua qu’elle avait reçu le message sur son Tatoo et que James vraisemblablement s’était trompé de numéro.
- Lequel vouliez-vous ?
James était un peu réticent, mais la voix d’Amélie sans aucun doute lui plaisait. Finalement James, the English boy, avait inversé les deux derniers chiffres. Sandra, elle aussi avait un Tatoo. C’était tellement pratique. Et puis il y avait une dose de mystère.
- You know Amélie, Sandra is my french friend.
Tiens se dit Amélie, peut-être a t ’il de l’autre côté de l’océan une petite amie anglaise, si ce n’est une épouse bien aimée. Mais elle n’osa pas lui poser la question. La voix de James bien timbrée était fraîche et jeune; quel âge pourrait avoir ce James ? Vingt-cinq ans, trente ans ? Certainement pas plus. Il bavardèrent gaiement un certain temps. Sandra attendrait. Leurs pensées souvent se rejoignaient Au moment ou Amélie voulait savoir ce qu’il faisait dans la vie, il lui annonça qu’il était dans les affaires. Lesquelles ? James ne le précisa pas et Amélie ne demanda rien. Il venait souvent en France, le petit James. Et Amélie que faisait-elle ? Etait-elle mariée. Amélie reconnut qu’elle vivait seule. James n’insista pas. Finalement ils convinrent d’un autre rendez-vous Tatoo. Suivit la récompense de ce charmant appel. Amélie se laissa aller pour une fois à sa gourmandise, but lentement ses deux tasses de thé et dégusta avec un plaisir non dissimulé son éclair au café.
- Deux jours s’écoulèrent paisiblement. Le Tatoo d’Amélie sonnait quelquefois. Ce n’était jamais James. Amélie avait un petit regret, ne pas avoir insisté auprès de lui pour connaître au moins son numéro en Angleterre. Mais le troisième jour, pendant qu’elle s’activait dans sa cuisine, le crépitement se fit entendre. Ca, c’était James. Amélie n’en doutait plus. Un petit message en anglais s’inscrivit : Je suis à tel numéro, appelles moi. Un numéro différent du précédent appel s’inscrivit, mais toujours dans la région, car il débutait par 02 98…sans doute un hôtel. En cherchant un peu, Amélie pouvait le découvrir. Pour le moment, elle était tout à sa joie d’avoir dans deux ou trois minutes son James au bout du fil…Badinage un peu bébête, mais quelle importance. James avait des petits mots gentils pour Amélie, entrelaçant les darling aux chéries. Tout à fait adorable, se dit Amélie qui répondait sur le même ton. Mais ce n’était pas le numéro d’un hôtel puisque James avait répondu immédiatement alors que le premier message provenait d’un hôtel de Brest. Elle se risqua à poser une question indiscrète :
- Mais où es-tu James, actuellement ?
- Dans les environs de Brest, répondit l’appelé un peu vite.
Amélie n’insista plus. Le badinage avait prit fin, James raccrocha pour la rappeler dans l’après-midi alors que ,soigneusement emmitouflée, elle se promenait dans la campagne bretonne.
- Si tu m’appelles tout de suite, fais le numéro suivant !
C’était toujours Brest et ses environs. James avait envie de se confier. Il avait revu Sandra, une Sandra d’une humeur exécrable.
- Tu comprends, Amélie, elle croit que tu es ma nouvelle petite amie, ce qui est vrai d’ailleurs. Elle devient désagréable, jalouse. Elle a l’amour ravageur.
Et puis James ,hésita
- J’ai fait une bêtise, Amélie. Sans doute ai-je laisser traîner ton numéro de Tatoo. Sandra, en tout cas, l’avait en mains.
Cela ennuya quelque peu Amélie, mais que faire ? James n’en n’avait pas fini. Il avait aussi des petits ennuis avec son épouse anglaise qui avait appris ou plutôt deviné qu’il existait sur le territoire français une Sandra.
- Je ferai attention de ne pas laisser ton numéro chez moi à Plymouth.
Ah, il n’habitait pas Londres, mais Plymouth. Une petite indication, bien vague encore.
- Mon Amélie chérie, je t’aime de plus en plus. Il faut que je retourne en Angleterre, mais dans huit jours, je serai de retour.
- Huit jours sans le bavardage désordonné de James, c’était bien long. Enfin…Cette fois le Tatoo grésilla à midi. Amélie qui adorait faire la cuisine voulait juste déguster son poisson aux herbes James la harcelait maintenant.
- Amélie, quand pouvons nous nous voir ? Je te veux, embrasse-moi.
- Par Tatoo interposé, déclara Amélie en riant. Elle lui envoya un baiser sur le fil.
- Impossible, de te voir mon James adoré, je ne suis pas libre de mes mouvements.
Les flatteries maintenant..
- Je sais que tu es intelligente, fine, distinguée. Tu sauras te débrouiller beaucoup mieux que cette idiote de Sandra qui me harcèle sans cesse.
- Mais comment fait-elle, puisque tu changes continuellement de numéro ?
James finit par lui avouer et tant pis pour l’épouse anglaise, qu’il appelait souvent d’une cabine mais qu’il était aussi détenteur d’un portable.
- Je te donne le numéro.
Amélie se le fit répéter et le nota soigneusement. Le portable pouvait confirmer que James était dans les affaires.
- Amélie, mon ange, il le disait en français avec son drôle de petit accent anglais, rappelles-moi ce soir vers 19 heures, j’en aurai terminé avec mon boulot.
Voilà qui simplifiait curieusement la vie… On se téléphonait beaucoup, on échangeait des petits mots tendres, on vivait au rythme des arrivées et des départs de James. Amélie comprenait qu’un jour où l’autre, elle retrouverait James ou Sandra devant sa porte…Mais cela n’arriva pas. Pourtant James se faisait de plus en plus pressant, n’hésitant pas à affirmer avec violence qu’il voulait coucher avec elle.
- Tu ne peux pas me dire cela avec des mots plus agréables à entendre, s’offusquait Amélie. James s’excusait mais cela le ramenait toujours à ses fantasmes, à ses rêves, à son amour pour Amélie.
James lui avait raconté ses démêlés avec Sandra, toujours plus ignoble, ses petits ennuis avec son épouse.
- Noël et Nouvel An, je reste à Plymouth, mon Amélie chérie, mais pendant la nouvelle année, nous nous réservons une escapade bien à nous.
On était déjà le quinze janvier, le Tatoo ne grésillait toujours pas. Plus de petits messages de James. Elle appela sur le portable mais pas de réponse. Amélie s’inquiéta. Que s’était-il produit ? L’épouse anglaise avait-elle eu quelque indication sur l’existence d‘Amélie ? Elle rappela plusieurs fois le numéro du portable et un jour ce fut un monsieur Chris Wilhelmson qui répondit. Le portable de James avait changé de propriétaire. Curieux !
La fin de l’hiver se révéla morne et très triste. Les amies d’Amélie s’inquiétaient.
- Tu dépéris, que t’arrive-t-il ? L’amour de James lui manquait terriblement, les mots doux, les explosions pour vouloir s’approprier Amélie, les petits silences, les soupirs quand il repartait pour Plymouth.
- Un jour, on était déjà début mars, elle était de nouveau penchée sur la tombe de ses parents. Il fallait penser au décor de printemps, débarrasser la tombe des bruyères et des branches de sapin d’un vilain gris-brun. Le Tatoo grésilla. Amélie, qui se fiait souvent à son intuition sut tout de suite qu’il devait y avoir une relation avec James. Un numéro inconnu et deux mots : Rappelez-moi.
Aucun nom ne s’inscrivit sur l’écran. Amélie laissa la tombe en l’état et rentra chez elle. Elle fit le numéro, un de la région 02.98 et le reste.
- Bonjour, ici c’est Amélie…
Une voix un peu vulgaire, criarde.
- Ah, c’est vous ? Je m’appelle Sandra. Et bien, vous non plus, vous ne l’avez pas eu !
- Je sais qui vous êtes, Sandra, mais je ne comprends pas, que voulez-vous dire ? Pas eu quoi ?
- James, évidemment. Ne me dites pas que vous ignorez qu’il est mort ?
- Mort ?
- Mais enfin, vous ne lisez pas les journaux ? Vous avez bien vu que le quinze janvier, son bateau qui faisait du cabotage entre l’Angleterre et la France, s’est échoué, et que si une partie de l’équipage a pu être sauvée, le capitaine a péri. Sa femme qui me connaissait, je lui avais téléphoné plusieurs fois pour qu’elle divorce et me laisse James, m’a prévenue. Je ne comprends pas qu’elle ne vous ai rien dit car bien entendu, elle savait que vous aussi vous existiez. Vous qui m’avez pris mon James, vous qu’il disait aimer, vous qui le reteniez auprès de vous.
Car je sais très bien d’ou provenaient les appels que vous lui lanciez. Ah oui, vous êtes une sale hypocrite ma petite. Une vieille sorcière qui n’avait qu’une hâte. Mettre la main sur un homme. Il fallait que ce soit mon homme à moi. Celui que j’aimais. Cette chipie d’épouse anglaise aurait bien fini par se lasser. Elle me l’aurait bien abandonné un jour. Il a fallu que vous vous en mêliez. Je reconnais que vous êtes maligne. C’était facile pour vous de fixer rendez-vous à James dans un hôtel quelconque de Brest. Où l’avez-vous rencontré ? Combien de fois avez-vous fait l’amour alors que j’étais balancée comme une vieille pantoufle ? Et vous l’avez attendue comme une idiote, hein ? Vous ne saviez même pas qu’il n’y avait plus de James. Voilà. Et maintenant nous sommes quittes. James disait toujours que vous êtes belle, fine, élégante, une des plus charmantes filles et que vous aviez une voix distinguée. Je vous souhaite de ne plus jamais trouver de James dans votre vie.
Il n’y avait plus personne au bout du fil. Amélie rassembla son attirail, retourna sur la tombe de ses parents. Elle travailla jusqu’à ce que le décor de printemps soit planté. Puis elle retourna au village, passa chez le fleuriste.
- Je veux la plus belle rose que vous ayez.
- C’est pour un anniversaire, Mademoiselle Amélie ?
- En quelque sorte oui.
Maman lui avait appris à planter une rose coupée sur une tombe. D’abord couper la tige en biseau, ensuite faire un trou fin mais tout en longueur ; ensuite enfouir délicatement la rose, puis l’arroser doucement. Avec un peu de chance cette rose tiendrait bien trois semaines.
Les larmes roulaient sur les joues ridées d’Amélie. C’est vrai. A soixante ans même plus, elle n’était plus qu’une vieille sorcière. James, une jolie parenthèse dans la fin de sa vie de vieille fille. Toujours pleurant, elle plaça à côté de la rose une petite carte qu’elle venait de rédiger. " To James. Ever in love. Amélie. "
FIN